L’INSEE publiait ce 5 juin son enquête sur les revenus et les patrimoines des ménages, notamment en titrant « Entre 1998 et 2015, le patrimoine double, mais diminue pour les 20 % les moins dotés » . Alors que la France est réputée pour avoir su contenir le développement des inégalités au cours de ces 3 dernières décennies, en comparaison avec les États Unis par exemple, comment expliquer de tels chiffres ?
Nicolas Goetzmann : La plupart des études réalisées sur les inégalités concernent les revenus, qui peuvent eux-mêmes se scinder entre ceux qui proviennent du travail, et ceux qui sont issus du capital, c’est à dire de placements, comme l’immobilier. Mais il y a également les inégalités qui concernent les patrimoines, et qui sont en réalité plus importantes que celles qui concernent le travail. Le dossier réalisé par l’INSEE traite des deux questions. On peut y observer que la perception d’une France plus « égalitaire » que les autres est réelle, mais cela ne concerne que les inégalités de revenus, et seulement si l’on tient compte de la redistribution.
Lorsque l’on considère les inégalités de revenus avant redistribution, la France se situe dans la même fourchette que les États Unis ou le Royaume Uni, soit un indice de Gini de 0.52 (0.51 pour les USA, et 0.52 pour le UK – 0 marquant une égalité parfaite, et 1 une inégalité totale). Par contre, la politique redistributive française permet une correction, avec un indice de Gini après redistribution qui chute à 0.30 contre 0.36 pour le UK et 0.39 pour les États Unis. Ce qui signifie que le moteur inégalitaire est identique dans ces pays, mais que les corrections peuvent être considérées comme plutôt efficaces en France.
Puis, vient la question du patrimoine. Et là, on se rend compte que les inégalités de patrimoine en France , au travers de l’indice de Gini, se situent à un niveau de 0.65 pour l’INSEE et de 0.67 pour l’OCDE. Pour être plus clair, en France, selon les travaux réalisés par l’économiste Gabriel Zucman, 1% de la population détient 18% de la richesse, tandis que 10% de la population détient 50% du total. Ce sont des chiffres comparables à ceux du Royaume Uni, qui sont même un petit peu inférieurs, avec les 1% qui détiennent 17.5% du total, et les 10% qui se partagent 46.6% du patrimoine. L’idée d’une France qui résiste aux inégalités ne concerne donc que les revenus.
Pour comprendre les phénomènes qui sont à l’œuvre dans la formation de ces inégalités, il faut s’intéresser aux grandes orientations de politiques économiques. En Europe, nous avons choisi de suivre une orientation qui protège le capital – du patrimoine – avant de protéger le travail. Notre politique monétaire est bâtie sur la lutte exclusive contre l’inflation, ce qui découle notamment de la peur générée par la crise inflationniste des années 70. C’est un choix qui peut paraître légitime, mais une politique monétaire se définit entre deux forces, cette protection du capital et la recherche du plein emploi. Certains tentent d’équilibrer les deux, mais l’Europe a choisi une voie de déséquilibre en privilégiant la lutte contre l’inflation au détriment de la recherche du plein emploi. Le résultat est clair, le plein emploi n’a jamais été atteint dans la zone euro prise dans son ensemble depuis que ces stratégies sont en place, c’est à dire depuis le début des années 80.
Pourquoi ? Parce que le revers de la médaille d’une lutte contre l’inflation, c’est qu’il faut arriver à limiter le plus possible les hausses de salaires. Car ce sont des salaires à la hausse qui pourraient produire une remontée de l’inflation. Dans une telle logique, le plein emploi est donc plus vu comme une menace que comme une bonne nouvelle.
Ainsi, puisque le patrimoine est protégé, il peut prospérer de façon importante comme le rappelle l’INSEE en annonçant que le patrimoine des Français a doublé de 1998 à 2015. Ce qui n’est évidemment pas le cas des revenus du travail, qui sont encore profondément freinés par un taux de chômage important. C’est pour cela qu’il est toujours très drôle d’entendre parler de « valeur travail » dans un contexte macroéconomique qui est précisément construit pour en limiter les fruits, en vue de la protection du patrimoine. Les résultats présentés par l’INSEE ne peuvent donc pas être regardés avec surprise. Un véritable système libéral aurait ici pour objectif d’équilibrer ces deux forces, capital et travail, et non de privilégier l’une d’entre elle.
Le cas des Etats-Unis s’explique un peu de la même manière, parce que même si le plein emploi est un objectif de la FED, celui-ci a été traité de façon secondaire au cours de ces 30 dernières années. De plus, l’absence d’un réel État social aux États Unis agit comme un accélérateur.
Selon les chiffres publiés par la FED de Saint Louis, il apparaîtrait que le patrimoine moyen d’un millénial aurait baissé de 40 000 $ entre 2001 et 2016. Quel a été l’impact de la crise sur les inégalités en France ?
Les chiffres de l’INSEE montrent que la crise a eu un impact considérable sur les niveaux de vie. En France, le revenu médian des Français a atteint un pic en 2008 qui n’a toujours pas été dépassé depuis lors. Les moins de 30 ans ont subi une baisse de niveau de vie de plus de 5%, tandis que toutes les catégories d’actifs, jusqu’à 60 ans, ont aussi connu une baisse, même si celle est plus légère, depuis lors. Les seuls à s’en être tirés sont les plus âgés, parce que leurs revenus sont issus des retraites, et non directement du travail. Ici encore, c’est le même phénomène qui est à l’œuvre. L’accroissement du niveau de vie nécessite de ne plus dépendre du travail, mais soit d’une rentre, soit, et surtout évidemment, de revenus du patrimoine. L’INSEE met ainsi en évidence que les 1% des très hauts revenus concentrent 30% des revenus du patrimoine tandis que les 10% des plus hauts revenus captent 64% de l’ensemble. Ce ne sont donc pas les retraites qui sont en cause, mais bien les patrimoines. Mais on pourrait aller plus loin, non pas pour cibler les 1% les plus riches, mais les 0.01%. L’INSEE révèle en effet que les 1% qui touchent le plus de revenus en France payent en moyenne un impôt sur le revenu de 57 960 euros, tandis que les 0.01% payent pour leur part un impôt de 572 980 euros, en moyenne. Au sein même des 1% les plus riches, les inégalités sont extrêmes.
La crise est un bon révélateur des résultats produits par la stratégie macroéconomique qui est menée. La peur de l’inflation qu’auraient pu générer les différents plans de relance ont freiné les choses, particulièrement en Europe. Voilà pourquoi les taux de chômage ont été aussi importants sur le continent, mais aussi aux États Unis sur l’ensemble de cette période de 10 ans. Le plein emploi est proche aux États Unis, il est encore loin d’être atteint en Europe, ce qui signifie que les mécanismes qui pourraient permettre un rééquilibrage n’entrent en action que maintenant, soit 10 ans après la crise, et paraissent inatteignables en Europe. Et c’est à ce moment précis que les politiques de soutien à l’activité vont progressivement être arrêtés, et le mécanisme inégalitaire pourra continuer.
Dès lors, quels seraient les outils les plus efficaces pour permettre un rééquilibrage plus équitable du développement économique ?
Il n’y a pas de secret. Le rééquilibrage passe d’abord par le plein emploi et la progression des salaires. Une fois que ce stade est atteint, et il peut l’être par un simple choix de réorientation macroéconomique, les dynamiques changeraient. Si les salaires progressent, ils viennent ponctionner une part des marges, dans un rapport équitable entre les deux forces. Il n’est pas question d’inverser le processus inégalitaire dans l’autre sens, parce que cela reviendrait à obtenir la crise inflationniste des années 70, avec des salaires qui flambent et alimentent l’inflation et des marges qui fondent et mettent en danger les entreprises, ce qui n’est pas plus souhaitable. En rééquilibrant le tout, le moteur inégalitaire est brisé à la racine.
Reste tout de même à corriger ce qui mérite encore de l’être avec un État social efficace. C’est-à-dire, tout bêtement, ce qui se passait au cours des 30 glorieuses. Le plein emploi d’abord, l’État providence ensuite. Pour l’Europe, c’est donc avant tout une problématique de politique monétaire qui doit être corrigée, alors que pour les États Unis, c’est une problématique qui relève plus de la redistribution.
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